Une controverse majeure agite le monde de la tech et de l'environnement : la méthode de calcul des émissions de carbone pour les centres de données. Le Protocole des gaz à effet de serre (GHGP) se retrouve au centre d'une lutte idéologique intense entre géants technologiques comme Google et Microsoft d'un côté, et Amazon, Meta et Salesforce de l'autre. L'enjeu est de taille : définir comment les entreprises rendront compte de leur impact environnemental, notamment avec l'explosion de l'intelligence artificielle.
Points Clés
- Le GHGP envisage une méthode de comptabilisation horaire des émissions d'électricité, soutenue par Google et Microsoft.
- Une approche alternative, "émissions d'abord", est défendue par Amazon, Meta et Salesforce.
- La croissance de l'IA a accentué la pression sur la transparence des émissions des centres de données.
- Des tensions et des accusations de lobbying ont marqué le processus de révision des normes.
- L'avenir du GHGP en tant que norme universelle est menacé par des désaccords et des problèmes de financement.
La Comptabilisation Horaire face à l'Approche "Émissions d'Abord"
Le Protocole des gaz à effet de serre (GHGP) a récemment sollicité des commentaires publics concernant ses méthodes de comptabilisation des émissions. Cette démarche marque une étape importante dans l'adoption potentielle d'une méthode de comptabilisation horaire obligatoire pour les émissions d'électricité. Cette approche est activement promue par Google et Microsoft depuis plusieurs années, respectivement depuis 2020 et 2021.
L'objectif de cette méthode est de faire correspondre chaque heure de consommation électrique d'une installation, comme un centre de données, avec une énergie sans carbone, idéalement produite localement. Google, par exemple, utilise cette norme dans le cadre de son objectif "24/7 Carbon Free Energy by 2030", tandis que Microsoft a une vision similaire avec son initiative "100/100/0 by 2030".
Chiffre Clé
Depuis octobre 2017, plus de 25 études majeures sur la comptabilisation des émissions ont été publiées, montrant l'ampleur des recherches et des investissements dans ce domaine.
D'un autre côté, une coalition d'entreprises, incluant Amazon, Meta et Salesforce, défend une approche différente, baptisée "émissions d'abord". Ce groupe, connu sous le nom d'Emissions First Partnership, soutient que les entreprises peuvent maximiser la réduction annuelle de leurs émissions en échangeant des certificats d'énergie renouvelable (CER), même si l'énergie propre est achetée loin de son lieu d'utilisation. Une méthode connexe, l'"émissionalité" ou méthode des "émissions marginales", vise à renforcer les règles en classant les CER selon leur bénéfice marginal en termes d'émissions, pour s'assurer qu'ils soutiennent une nouvelle énergie propre et impactante.
L'Impact Croissant de l'IA sur les Émissions
La catégorie Scope 2 du GHGP couvre les émissions indirectes des entreprises provenant de l'électricité, de la vapeur, de la chaleur ou du refroidissement achetés. Pour les géants de la technologie, les émissions Scope 2 ont considérablement augmenté en raison de la croissance massive de la consommation d'énergie des centres de données, alimentée par l'intelligence artificielle. Cette augmentation a intensifié la pression pour trouver de nouvelles méthodes de comptabilisation plus précises et plus transparentes.
Le GHGP a annoncé son intention de réviser ses normes de comptabilisation Scope 2 fin 2022. L'organisation a même accepté une subvention de 9,25 millions de dollars du Bezos Earth Fund pour soutenir ce processus. C'est à partir de ce moment que la bataille entre les géants de la tech, auparavant cantonnée aux livres blancs, a débordé dans le monde réel, avec la mise en place d'un "groupe de travail" parrainé par le GHGP pour élaborer les nouvelles normes.
« Nous soutenons les mises à jour proposées pour le Scope 2, qui augmenteraient la précision et l'impact de la décarbonation des inventaires carbone. »
Des Tensions au sein du Groupe de Travail
Le processus n'a pas été sans heurts. Jesse Jenkins, professeur associé à l'Université de Princeton et directeur du laboratoire ZERO (Zero-Carbon Energy Systems Research and Optimization) financé par Google, a souligné les efforts de lobbying intenses des grandes entreprises. Selon lui, ces efforts, dans lesquels les entreprises ont investi une réputation et des fonds considérables, sont devenus "un peu laids".
Certains membres du groupe de travail ont exprimé des doutes sur l'impartialité du processus. Un membre anonyme, partisan de l'approche "émissions d'abord", a déclaré que l'impression générale était que la direction des discussions était "assez bien établie dès le début".
Contexte du Protocole GHG
Le Greenhouse Gas Protocol (GHGP) est une norme internationale qui fournit un cadre pour la mesure et la gestion des émissions de gaz à effet de serre. Il est largement utilisé par les entreprises et les gouvernements pour évaluer leur empreinte carbone.
Malgré l'équilibre apparent dans les publications académiques (Google a parrainé 7 études, Meta 3, Amazon 2, et Meta/Microsoft une co-publication), les critiques estiment qu'il n'y avait pas de véritable équilibre idéologique au sein du groupe de travail. Parmi les 45 membres, il n'y avait pas de représentants de Meta, Amazon ou Salesforce. L'Emissions First Partnership a dû faire pression pour l'inclusion tardive d'un représentant de Heineken, membre du partenariat, en mars 2025, dans une tentative de rééquilibrer la représentation.
Un Compromis Instable et des Doutes sur l'Avenir du GHGP
Le groupe de travail a finalement avancé une stratégie "Goldilocks", cherchant à intégrer à la fois la comptabilisation horaire obligatoire et une méthode d'émissionalité. Les deux méthodes ont été soumises à consultation publique en juin. Cependant, la proposition concernant la méthode d'impact marginal (MIM), l'élément "émissions d'abord", a été initialement écartée par le Conseil des normes internationales du GHGP fin juillet, malgré le soutien majoritaire du groupe de travail, qui estimait qu'elle nécessitait "un développement fondamental supplémentaire".
Contre toute attente, le conseil a semblé revenir sur sa décision en octobre. La proposition de comptabilisation horaire a été soumise à une consultation publique formelle, tandis que la proposition d'émissions marginales a été envoyée à une étape de consultation publique intermédiaire, destinée à informer des travaux d'affinement ultérieurs. La raison de ce revirement reste floue, bien qu'une lettre privée signée par une douzaine de membres du groupe de travail en août ait demandé au conseil de reconsidérer sa décision.
Évolution des Propositions
- La comptabilisation horaire progresse vers une consultation publique formelle.
- La méthode d'impact marginal (émissions d'abord) est reléguée à une consultation intermédiaire et transférée à un autre groupe de travail.
Pour les partisans de l'approche "émissions d'abord", la version actuelle de la proposition d'émissions marginales soumise à consultation est "édulcorée". De plus, cette approche a été rétrogradée et son développement futur sera géré par le groupe de travail sur les Actions et Instruments de Marché, un groupe qui a connu une interruption de quatre mois dans ses réunions entre mai et septembre de cette année, en raison de la perte de deux employés clés et de problèmes de financement. Les défenseurs de la méthode d'impact marginal du groupe de travail Scope 2 n'ont pas été inclus dans les réunions de septembre et d'octobre où la méthode a été discutée.
Menaces sur la Position du GHGP
Ces tensions internes et les désaccords méthodologiques menacent la position du GHGP en tant qu'organisme de normalisation quasi universel sur le marché de la comptabilisation carbone. Des rumeurs circulent selon lesquelles des entreprises mécontentes, technologiques ou non, envisageraient de quitter le GHGP.
Le lendemain de l'annonce de la consultation publique sur le Scope 2, une coalition rivale de comptabilisation carbone, Carbon Measures, a été annoncée, regroupant de grandes entreprises du Fortune 500 comme Exxon Mobil et Air Liquide. Bien que Carbon Measures affirme que son lancement est indépendant des événements du GHGP, cette nouvelle alliance souligne la fragilité de la situation.
Un Nouveau Concurrent
La coalition Carbon Measures, lancée récemment, pourrait devenir une alternative au GHGP, notamment si les désaccords persistent et que des entreprises décident de chercher d'autres cadres de comptabilisation des émissions.
Le GHGP fait également face à des problèmes de financement. Une source proche de la situation affirme que la subvention de 9,25 millions de dollars du Bezos Earth Fund est épuisée. Le financement de nouvelles initiatives est difficile, d'autant plus que le travail lié au climat dans le secteur privé est soumis à un examen plus minutieux sous l'administration actuelle. L'instabilité financière et interne du GHGP survient à un moment inopportun, alors que les régimes réglementaires de l'Union européenne et de la Californie intègrent ses normes dans leurs lois, et que le GHGP forge un nouveau partenariat avec l'Organisation Internationale de Normalisation (ISO) pour harmoniser davantage les normes de comptabilisation carbone.
La crédibilité et l'avenir du GHGP dépendent de sa capacité à naviguer dans ces eaux agitées, à résoudre les différends méthodologiques et à assurer un financement stable, tout en maintenant sa position de leader dans la définition des standards de comptabilisation des gaz à effet de serre.





